CHAPITRE XV
Chroniques Mytanes (extraits).
« Les données », d'Ikhan En Sue
Il n'existe pas à proprement parler de lois mytanes : les evres jouissent d'une autorité absolue (quoique souple), et à son niveau de responsabilité, chacun de leurs représentants exerce le pouvoir qui lui est imparti, mais il n'y a aucune trace écrite d'une quelconque constitution. Tout est réglé au coup par coup, par une jurisprudence de tradition orale, suivant le bon vouloir de chacun. Par conséquent, pour autant qu'il existe une justice, elle est expéditive et arbitraire… mais chaque institution dispose d'une structure légale (rarement mise en œuvre), et chacune des castes possède ses règlements internes qu'elle gère à sa guise.
Ainsi en va-t-il de la chasse et des complexités hiérarchiques warshes, des préséances braines, des privilèges et fonctions mystes, etc… que les evres et l'autorité politique laissent à l'appréciation de chaque caste. Ainsi en va-t-il aussi des institutions politiques dans leur fonctionnement intérieur : un maire gère sa ville et y rend la justice comme il l'entend, un Lorpal administre sa région à sa discrétion, un acen-ser est tout-puissant sur son territoire. Évidemment, la décision d'un maire s'efface devant celle d'un Lorpal, qui s'efface devant celle d’un acen-ser, qui à son tour s'efface devant le pouvoir planétaire, lequel ne fait que représenter la synarchie evre. Les lois de castes, par contre, ne peuvent être cassées que par la synarchie ou, à l'extrême rigueur, par l'acen-ser, si celui-ci est suffisamment puissant et respecté.
*
Audham continuait à jouer son rôle en aveugle, avec une lassitude croissante : le pire, comme toujours, était le sentiment d'être un pion, mû en tous sens par des intérêts qui ne cessaient de la décontenancer, quand encore elle en avait conscience.
Après la déconfiture du qwest, il y avait eu un moment de flottement, le temps d'un dialogue muet entre les deux mystes ; puis San Saïvi avait pris l'avis de Sastiss, et celui-ci s'était enfoncé dans les brèches de l'argumentation de Diter. Durant dix minutes, il avait mitraillé les prisonniers de questions qui n'exigeaient que de brèves et innocentes réponses dont tout le monde se satisfaisait, comme si soudain il n'y avait plus aucune raison de les soupçonner. Et personne, pas même Avanan, n'avait tenté de les bousculer dans les obscurités encore nombreuses de leur récit. On avait écarté le onzième cadavre, oublié le second ksin et admis certaines imprécisions : Audh était ille. Puisque Diter avait construit son argumentation sur l'inverse, elle était blanchie de tout. C'était aberrant.
À moins que Rib eût aidé à cette cécité de petits coups de pouce mentaux, Rib Lorpal em Sal-la Danid qui l'avait préservée des investigations psioniques de San Saïvi ! Elle n'avait pas hésité une seconde ni songé à une autre éventualité. C'était une conviction aussi palpable que l'intrusion et ce qui l'avait bloqué : Rib la protégeait… donc il savait. Cela cadrait avec l'attitude de Lodh, sa surprise et sa quiétude, la tournure des événements et ce qu'elle savait de ce myste-là. Ou du moins l'idée qu'elle se faisait des notables de Sal-la Danid, Rib et Sastiss, et de leurs relations avec les nones. De même, elle était certaine qu'il n'y avait aucune connivence entre Lodh et Rib. Elle doutait d'ailleurs qu'il y eût autre chose qu'un concours de circonstances et une vague tolérance entre eux ; tous jouaient leur partie sans se soucier des autres.
Il y avait les illes, seuls toujours, et les nones, esseulés, et Sastiss et Rib, à l'écart, peut-être à l'index, et l'acen-ser, indubitablement divisé à l'instar de San Saïvi et Diter… Et combien existait-il d'autres factions ? Ce n'était en tout cas pas en Saraz, dans le village le plus reculé de la civilisation, qu'Audh risquait de comprendre Mytale… et encore moins de s'en échapper. Si elle pouvait jamais le faire.
En attendant, on les avait sortis du chapiteau et enfermés séparément, Lodh elle ne savait où, et elle dans l'enclos au milieu du camp warsh. Huit heures ! Huit heures que son cerveau avait été incapable de mettre à profit, parce qu'il lui manquait trop d'éléments. Puis on était venu la chercher, cinq sy Verts, et sans vraiment la bousculer mais sans lui montrer le moindre égard, on l'avait conduite au castel. La nuit se glissait sur une journée qui n'en finissait pas d'être interminable.
*
Au castel, elle fut accueillie par un Gris, l'un des sydo de l'acen-ser, qui la guida jusqu'à une salle à manger où trônait une immense table d'un bois très sombre. Autour du meuble, il n'y avait que quatre chaises, et sur deux d'entre elles, à chacun des bouts de table, les deux mystes. Rib lui indiqua l'un des sièges vacants, mais il ne prononça pas un mot, pas plus que lorsqu'un autre Gris introduisit Lodh. Ensuite, quatre hiumes s'activèrent pour servir un repas, le meilleur qu'Audham avait fait sur Mytale. Audh et Lodh échangèrent plusieurs regards d'incompréhension, mais ils durent attendre la fin du dîner pour que le silence fût enfin brisé.
— Que pensent les illes du retour de l'Empire ? attaqua le représentant de l'acen-ser avec une gravité que démentait ses traits.
La question désarçonna Lodh, mais Audh riposta du tac au tac :
— Quand ils seront au courant, il suffira de le leur demander. (Elle donnait l'impression de trouver la question vénielle. D'un geste large, elle engloba la pièce.) Que nous vaut cet honneur ?
San Saïvi sourit largement.
— J'avais besoin de vous convaincre, en toute discrétion, que je ne suis pas dupe, et le temps m'était compté. Notre hôte a suggéré que le castel, pour une nuit, compenserait quelques jours de mauvais traitement. (Il avait l'air parfaitement détendu, mais il ne jouait pas et le fit sentir d'un coup en durcissant le ton.) Je représente l'acen-ser em Saraz… Saraz, n'est-ce pas ? Pas Ad-Anevraz… Et je subis des pressions de très haut, de personnes qui ne me demandent jamais mon avis mais à qui je dois obéir aveuglément. Diter représente une de ses pressions. Aujourd'hui, il s'est fourvoyé, lourdement, publiquement, et j'ai ainsi l'occasion de mettre en cause sa compétence politique. J'en gagnerai un regain d'influence et une vague liberté de mouvement. C'est une chance que je ne peux pas ne pas saisir, mais cela ne fait pas de moi un naïf.
— Le contraire m'eût surpris, affirma Audh en enfournant une poignée de fruits confits. Cherches-tu à nous remercier ?
— J'aime que les choses soient dites. (San Saïvi s'était définitivement départi de son sourire, mais son regard restait affable.) Avant que l'Imperium ne resurgisse, Saraz était en train de conquérir une certaine indépendance politique. (Ce préambule lui suffisait, il ne chercha pas à l'éclaircir.) Ici, nous sommes très près d'Island, et personne ne se rend jamais en Island, sauf les illes… Il n'y a bien qu'en Ad-Anevraz qu'on ne soupçonne pas les conséquences de cette autonomie. Mais que les illes se mêlent de cette histoire et Saraz deviendra le lieu de passage entre Ad-Anevraz et Island. (Sa voix s'était durcie.) Vous le savez, Rib le sait, et même ce crétin de Diter le sait. Or c'est exactement ce que je ne souhaite pas. Alors, ne me contraignez pas à briguer l'autonomie par un coup d'éclat. Quittez la région… Tous les illes.
Audh et Loth avaient ouvert la bouche en même temps. Il les arrêta d'un geste.
— Ne protestez pas bêtement. Vous êtes trop égocentriques, et trop de choses vous échappent. Disons qu'en jouant Diter, vous m'avez servi ; je vous retourne le compliment en vous rendant une liberté qui risque de m'empoisonner. (Il se leva, quitta la table et sortit sur une dernière phrase.) Prenez exemple sur Rib. Lui travaille contre le pouvoir que je représente, mais il a la sagesse de ne pas le faire contre moi.
*
Après le départ inattendu de San Saïvi, Rib les mena jusqu'à un petit salon lugubre, où il les invita à s'asseoir dans d'inconfortables fauteuils. Plusieurs minutes s'écoulèrent. Lodh et Rib s'observaient dans un silence lourd des paroles qu'ils remâchaient ; c'était sans doute la première fois qu'ils avaient tant à dire et sur un sujet qui dépassait les seules conditions météorologiques. L'un et l'autre étaient gênés, d'autant plus mal à l'aise qu'ils n'avaient, au fond, aucun désir de beaucoup révéler. Finalement, Audham les libéra de leur embarras en le décuplant.
— Je crois que vous allez devoir passer outre vos cachotteries réciproques, jeta-t-elle d'une voix forte. Du moins celles me concernant. L'un de vous souhaite commencer ? Rib ? (Le myste ne manifestant aucun empressement, Audh le poussa un peu :) Que savez-vous vraiment de moi ?
Le myste se leva et entreprit d'arpenter la petite pièce. Cette confrontation était inévitable depuis le début, mais il s'en serait passé. D'une certaine façon, il savait qu'il allait être le seul à y perdre.
— Je sais beaucoup de choses, Audham En-Tha, se lança-t-il brusquement, sans cesser de marcher. Je… je sais tout ce que vous avez pensé… – enfin : consciemment – depuis que je vous ai trouvée dans le combat.
Audham encaissa beaucoup plus facilement le choc que Lodh ; il était littéralement effaré.
— Le combat ? releva-t-elle. Vous parlez du massacre des agents fédéraux ?
Rib hocha la tête.
— C'est moi qui vous ai éloignée…
— Vous y étiez ?
— Pardon ? (Il s'était arrêté. Il repartit quand il eut compris le sens de la question.) Non, j'étais ici. Je… C'est difficile à expliquer à un profane… Je connaissais les intentions des evres, et j'ai suivi la neutralisation de l'astronef sans pouvoir intervenir. Comprenez bien : j'aurais pu, techniquement, mais cela m'aurait dénoncé et ce n'aurait été qu'un bref répit pour vous. J'ai dû attendre que… que mes semblables relâchent leur pression. Attendre et choisir.
Il s'était interrompu, mais il faisait toujours les cent pas, le visage torturé par des souvenirs qu'Audh connaissait trop bien.
— Choisir quoi ? demanda-t-elle.
— Vous… Le… le survivant. (Il souffrait vraiment, même Lodh s'en apercevait, et pour Audh, cela le rendait sympathique.) Peut-être aurais-je pu en sauver plusieurs, mais je n'ai pas eu le courage… Je… je devais me préserver et réduire les risques. (Maintenant, il avait honte.) Avec un seul, je pouvais espérer… Cela minimisait les chances qu'il soit pris et qu'on sonde son cerveau. Alors je vous ai sortie du champ de bataille.
— Télékinésie ?
Audh essayait de le replacer sur un terrain plus neutre.
— En quelque sorte. (Cette évocation lui était moins pénible.) Je ne savais pas si c'était possible avec un être vivant… Plus exactement, je savais que ça avait toujours raté. J'ai courbé l'espace d'une autre façon, comme pour créer un lien entre… Excusez-moi, c'est quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre.
— J'ai de bonnes notions de physique.
— Je n'en doute pas, mais c'est votre physique qui est erronée : l'espace n'est pas tel que vous le concevez. (Il écarta le sujet d'un geste définitif.) Après, je me suis arrangé pour garder un contact avec votre conscient, jusqu'à aujourd'hui…
— Où vous avez fait croire à San Saïvi que j'étais ille.
Rib s'arrêta encore une fois, et prit le temps de sourire avant de reprendre sa marche sans fin.
— Oui. C'était facile et j'étais prêt : San Saïvi est un bon myste, mais il ignore beaucoup de choses, comme le mur derrière lequel les ksins protègent les illes.
Lodh sursauta. Audh devina que Rib n'aurait pas dû connaître le rapport entre les ksins et les illes. Bien sûr, le myste avait remarqué la réaction de Lodh. Il retourna s'asseoir avec un demi-sourire plus qu'à moitié railleur.
— Ah, Lodh-ille ! s'exclama-t-il. Je suis peut-être seul à le savoir, mais quelques-uns s'en doutent. Un jour, comme moi, ceux-là penseront à investir un cerveau ksin.
Lodh était terrorisé ; tellement que Rib s'empressa de continuer :
— Rassure-toi, ils n'y parviendront pas. Seulement peut-être, à force d'obstination, finiront-ils par percevoir l'union emphatique qui lie les ksins et, ensuite, comme moi, apprendront-ils à la décrypter. (Il empêcha Lodh de parler en poursuivant très vite :) Je sais que tu devrais me tuer pour ça… Fyrh essaierait, mais pas toi, pas maintenant… Pas maintenant que tu sais qu'un agent de la Fédération Homéocrate a ma bénédiction pour changer Mytale dans un sens que tu ne comprends même pas.
— Je n'ai ni l'intention, ni les moyens de changer Mytale ! s'insurgea Audham.
— C'est pourtant l'espoir que tu as donné à Ryline.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? s'inquiéta enfin Lodh.
Il semblait sorti de sa torpeur.
— Un rapprochement avec les illes, répondit Rib. Ce que vous ne voulez ni les uns, ni les autres, et sans lequel vous ne ferez jamais rien. Mais je ne tiens pas à discuter de cela, c'est votre affaire, illes comme nones. Pour l'instant, vous allez suivre les conseils de San Saïvi et descendre dans le nord.
— À quel jeu joue San Saïvi ? interrogea Audham.
— À ce qu'il a dit, rien de plus. Il est l'un des membres de l'acen-ser, le seul qui daigne quitter Tann-Tori pour s'intéresser à sa juridiction mais aussi le seul qui soit respecté pour autre chose que son pouvoir. Doucement, il réforme son administration et lui confère une autorité propre, libre du pouvoir central. C'est lui qui m'a nommé à Sal-la Danid, dans le but évident de faire tampon entre Island et Saraz et dans celui, non moins évident, d'offrir une solution au plus gros problème tann-torite : les nones. Il se moque bien d'eux, mais il est ravi qu'ils s'expatrient vers le Haut Sa-Bann, sous ma juridiction, assainissant Tann-Tori des problèmes qu'ils y soulevaient.
— Tu es très lié avec les nones, n'est-ce pas ? demanda Lodh sans arrière-pensée.
— Je suis lié avec toutes les victimes du pouvoir evre. (Rib refit le geste qui signifiait la clôture d'un sujet.) San Saïvi ferme les yeux parce que je ne nuis pas à ses ambitions personnelles, comme il fermera les yeux sur ce dont il vous soupçonne…
— De quoi nous soupçonne-t-il ?
— D'avoir assisté au combat, Audhan En-Tha, d'avoir rencontré l'agent impérial et de savoir qui détient l'arme… ce qui est paradoxalement idiot et exact. Mais il s'en fiche. Ce qui l'intéresse, c'est d'éviter un affrontement ouvert le temps que la situation pourrisse d'elle-même, le temps de prouver l'incompétence des émissaires d'Ad-Anevraz. Par contre, Diter ne lâchera pas prise. En fait, si l'on excepte tout ce qui est relatif à votre origine, Diter a deviné avec précision tout ce que vous avez fait, jusqu'à la crémation des cadavres warshs. Il va vous coller Norah au train. Donc, demain, vous quittez Sal-la Danid…
— C'était notre intention, coupa Lodh. Nous allons tâcher de descendre sur Tann-Tori avant de passer en Ad-Anevraz.
— C'est tout ?
Le regard que Rib posait sur Lodh était aussi inquisiteur que réprobateur, mais celui-ci ne semblait pas comprendre ce que le myste attendait qu'il ajoutât.
— Où voulez-vous en venir ? le sauva Audh.
— Les illes ont un choix à faire pour vous protéger.
— Comprends pas, maugréa Lodh.
— Tu as déguisé Audham, mais tu n'en as pas fait une ille.
Audh croyait avoir compris. Lodh continuait à ne pas entrevoir l'idée du myste, ou à faire semblant.
— On ne fabrique pas un ille, on naît ille.
Rib lança à Audh un coup d'œil qui en disait long sur ce qu'il pensait de la vivacité d'esprit de Lodh.
— Dites-lui, Audham, s'il vous plaît.
— Il me faut un ksin, annonça Audh.
— Mais…
— Donnez-moi un ksin.
— Mais ça ne marchera jamais ! protesta Lodh. Nous sommes élevés avec les ksins. C'est une relation qui se construit en plus de dix ans.
— Pourtant, c'est la seule façon de m'épargner d'autres vicissitudes psioniques.
— C'est impossible !
— Donnez-moi ksin ou je me fais none ! tempêta Audham. (Puis elle éclata d'un rire parfaitement incontrôlable.) C'est la fatigue, s'excusa-t-elle. (Et elle redoubla de son grand rire cristallin.) Je vais aller me coucher, c'est mieux.
Et c'était mieux, en effet… car il n'est pas certain que le jeu de mot fût aussi drôle dans toutes les langues.
*
Audh gagna la chambre que le myste lui avait allouée, se coucha (dans un vrai lit !) et attendit. Elle savait qu'elle n'aurait pas à attendre longtemps avant que Lodh frappât à la porte : il avait peu de choses à dire au myste et au moins une à discuter avec elle. Elle patienta en essayant de tirer quelques leçons de cette incroyable journée. À n'en point douter, cette planète était folle et ses habitants déments, mais elle prenait surtout conscience que rien de ce qu'elle avait vu n'était représentatif de l'ensemble… et surtout pas Lodh. Il y avait même fort à parier qu'il était un cas au milieu de ses semblables.
Comme Rib était un cas parmi les mystes et, à un degré moindre, San Saïvi aussi. En tout cas, ils différaient tous deux de ce que Lodh avait peint de la caste, et plus qu'un peu.
San Saïvi cherchait un pouvoir libre de la mainmise evre, et apparemment, c'était du domaine du possible, quelle que fût l'emprise de la synarchie. Rib semblait considérer les aspirations de San Saïvi comme tout à fait raisonnables. Chacun à leur manière, ils conspiraient contre leurs potentats, à l'instar des illes, à l'instar des nones, et de qui d'autre encore ? Ici, dans le Haut Sa-Bann, les Mytans se préoccupaient de reconquérir Mytale, et même s'il régnait une évidente atmosphère provinciale, tous ces « rebelles » paraissaient crédibles. Ceux qui laissaient se développer ce climat ne pouvaient pas l'ignorer, alors pourquoi ne réagissaient-ils pas ?
La réponse était en Ad-Anevraz ; toutes les réponses étaient là-bas. Et elles devaient être inattendues.
— Entre, répondit-elle au grattement contre la porte.
Lodh alla jusqu'au lit et s'installa aux pieds d'Audham. Puis quelque chose tomba sur la couche et s'allongea contre elle.
— Min' ! s'exclama-t-elle.
— Je l'ai fait entrer, expliqua Lodh. Nous aurons peut-être besoin d'elle.
— Contre qui ? Il suffirait à Rib de la téléporter pour…
— Il ne le peut pas. Les ksins sont vraiment réfractaires à toute forme de psionique.
— Il n'a pas eu l'air d'en être gêné pour décrypter leur empathie !
— C'est de l'esbroufe.
— Alors comment connaît-il le mur ksin qui…
— Nous protège ? (Lodh eut un rictus ironique.) Il n'y a pas de mur ! C'est une image qu'il a prise dans ton esprit, Audh. Tout ce qu'il sait des illes, il le tient de ce que je t'ai dit et de ta façon de l'interpréter… Réfléchis : tout ce qu'il a avancé nous concernant est ta façon de nous voir.
Lodh avait raison, Audh n'eut pas à faire beaucoup d'efforts. Sur un air entendu, Rib tentait de montrer une science des illes qu'il ne possédait pas. À quelle fin ?
— Il est probablement en train de m'espionner, remarqua-t-elle.
— C'est certain. (Lodh caressa le flanc droit de Min'.) Comme ça, il sait que nous savons ; c'est ce que je veux. Il est possible que je ne comprenne jamais les buts et motivations de Rib Lorpal, nous évoluons dans deux mondes sensitifs totalement différents, mais même si nos intérêts devaient concorder, je ne tolérerais pas qu'un myste, qui déplace un être vivant à plusieurs centaines de kilomètres de lui, me manipule. (Il fronça les sourcils.) Souviens-toi de ce qui a motivé ton expédition, Audh : les formidables ressources xénologiques de Mytale. Ton gouvernement n'avait même pas idée de la mine sur laquelle tu allais tomber. Les Mytans sont des extra-humains pour vous, pour toi, mais aussi entre eux. Nous sommes tellement étrangers les uns aux autres que nous pourrions être d'une autre espèce, d'une autre galaxie.
Il s'interrompit un instant, et ce fut Audham qui fronça les sourcils.
— Je n'ai aucune idée de ce que pense quelqu'un qui peut dévier un astronef avec son esprit, reprit Lodh, aucune de ce que désire un individu que son corps contraint à une seule activité, aucune de ce que rêve un colosse qui pourrait me tuer par inadvertance, aucune de ce que conçoit un cerveau qui travaille dix ou cent fois plus vite que le mien ; et je n'ai même jamais vu un evre… Peut-être ne devrais-je pas dire que je comprends ce à quoi aspire un hiume, none ou pas, et pourtant c'est le seul état de notre mytalité que chacun a connu.
Il fit une nouvelle pause, et Audh n'osa rien dire ; si cela était possible, il la surprenait.
— Et je suis ille, et nul autre qu'un ille ne peut savoir ce qu'est la symbiose entre un ksin et un ille… Pas même un myste vantard, fût-il le plus doué de sa génération.
Audh comprit enfin qu'il s'adressait à leur auditeur clandestin et qu'il devait mesurer chacune de ses paroles. Elle lui accorda une moue appréciative et arrondit davantage les yeux pour l'engager à poursuivre. Ce qu'il fit :
— Tous ces étrangers que nous sommes vivent ensemble de la pire façon qui soit… Par les evres, oui, mais c'est s'aveugler que croire qu'il suffit de leur disparition. N'importe quel imbécile peut leur succéder et faire aussi mal. Je ne leur veux pas de successeur, sous quelque forme qu'il exerce son pouvoir… Le problème mytan n'est pas politique… (Il s'arrêta net et se redressa pour s'écarter du lit.) Rib veut nous pousser à te donner un ksin pour voir si tu parviendrais au même résultat que ce qu'il s'imagine de nous. C'est là que lui situe la chance none : dans l'étude qu'il fera, en toi, de ta réussite ou de ton échec à maîtriser un ksin. Il ne craint pas les evres et aucun braine, soit-il qwest. Ce qui l'arrête, ce sont les warshs et les mystes ; et les ksins sont, à son sens, un contre-pouvoir idéal.
Audh allait l'interrompre pour exprimer qu'à défaut d'autre chose, elle partageait cette opinion. Il l'en empêcha.
— Il se sert de ce qu'il sait de toi, et ce doit être plus qu'il n'avoue, et de ce qu'il devine de moi au travers de tes yeux. (Il gloussa.) Il joue avec ta méfiance, nos désaccords et les émotions qui leurs sont liées, mais il ne comprend pas comment nous fonctionnons… Méfie-toi quand même de lui, c'est un maître en hypnose. Bonne nuit, Audh Onido Dham En-Tha.
— Une seconde ! l'arrêta-t-elle. Où est Fyrh ?
— S'il est avec Tag', il est dans le chalet près de la rivière.
Et il la laissa, emmenant Min' avec lui. Il la laissa avec une admiration qu'elle avait mal d'admettre et davantage encore de ressentir.
— Salaud ! jeta-t-elle à la porte.
Puis elle se rallongea, un sourire idiot sur les lèvres, pour attendre son second visiteur.
Rib n'avait pas le choix. Il vint, dix minutes à peine après que Lodh se fût enfermé dans sa chambre.
*
Rib s'assit sur une chaise, en face du lit, et croisa les mains sur ses genoux. Il ne manifestait aucune gêne.
— Qu'en pensez-vous ? attaqua immédiatement Audh, se refusant définitivement à tutoyer quelqu'un qui espionnait ses pensées.
— Je suppose que ni vous, ni moi ne sommes à même de comprendre les illes, répondit-il du tac au tac, sur un ton très philosophe. C'était en tout cas une brillante démonstration. Mais je connaissais l'intelligence de Lodh Ilodi Lodj, j'ai été trop bavard.
Audh se rua sur l'occasion :
— Vous admettez que ses suppositions sont exactes ?
Elle avait usé à dessein du terme « supposition », et elle se maudit d'avoir oublié qu'il connaissait obligatoirement l'intention.
— Non, sourit-il. Je ne suis pas là pour ce faire… ni d'ailleurs pour les réfuter. C'est votre fardeau que démêler tout cela.
— Bon, alors venez-en au fait, je suis réellement fatiguée.
Le visage du myste se figea d'une immobilité presque mortuaire. Seules ses lèvres continuèrent à se mouvoir.
— Vous voulez regagner votre Fédération, et c'est impossible. En Ad-Anevraz, si vous parvenez à remonter assez haut, vous finirez par découvrir que les evres travaillent à nuire à l'Empire… Ce terme de nuire couvre les notions d'envahir, asservir, piller, détruire, etc. C'est quelque chose d'assez flou ; il s'agit essentiellement de se venger et d'étendre leur pouvoir à toute l'humanité.
— S'ils projettent d'envahir l’Imperium, je ne vois pas pourquoi il me serait impossible de retourner sur Thalie. Il me suffit d'user des mêmes moyens.
Rib se retint de rire.
— Lodh vous a dit que nous n'avions aucune technologie, et rien n'est plus vrai. Les « moyens » dont vous parlez sont, ici, d'ordre psionique…
— Les evres veulent téléporter des warshs à travers l'hyperespace ? (Audh, elle, ne se retint pas.) J'ai du mal à l'avaler.
— Pourtant, c'est exact. Ne raillez pas, ils finiront par y parvenir. Certains de mes semblables réalisent des prouesses que vous ne pouvez pas imaginer. S'il y a un sujet sur lequel je peux catégoriquement affirmer que Lodh-ille se trompe, c'est celui de ma valeur au sein de ma génération : je suis très loin d'être le plus doué, même si j'excelle dans des spécialités que, faute d'intérêt, peu pratiquent. (Il ne donnait pas l'impression de se dévaloriser, il pensait vraiment ce qu'il disait.) Souvenez-vous, Audham, une équipe a maîtrisé un vaisseau fédéral qu'elle a localisé dans l'hyperespace. Imaginez des milliers de warshs lâchés sur un de vos mondes !
Dans un premier temps, Audh eut une vision d'horreur, qu'elle tempéra de son incrédulité. Dans un second temps, elle décida que Rib Lorpal em Sal-la Danid devait remettre ses valeurs à niveau.
— Imaginez un faisceau d'énergie braqué sur votre soleil et la belle supernova que cela ferait, laissa-t-elle tomber. Rib, je veux bien m'inquiéter de mon sort, mais soyons sérieux : la Fédération Homéocrate ne risque que de devoir bousculer ses principes pour effacer Mytale de la Galaxie. Peut-être d'ailleurs devriez-vous accélérer votre croisade antisynarchie avant que les evres ne fassent une connerie… Vous ne croyez pas ?
Le myste resta un long moment silencieux, comme si Audham venait de lui ouvrir de nouveaux et obscurs horizons ; si obscurs qu'il lui fallait revoir nombre de ses préoccupations.
— Combien de temps faudra-t-il pour que votre Fédération expédie un second vaisseau ?
— Je ne sais pas. Cela peut dépendre de nombreux facteurs politiques tous plus aléatoires les uns que les autres. Deux ans, au minimum, probablement plus… À moins qu'ils envoient un autre genre d'astronef, quelque chose de plus classique. (Elle se disait que, de toute façon, les mystes l'intercepteraient aussi facilement que le premier.) Disons qu'il faut compter entre deux et cinq ans… euh… une à trois années mytanes.
— Bien. Cela nous laisse le temps de nous organiser.
— De nous organiser à quoi ?
— À l'accueillir mieux que vous ne le fûtes. (Rib quitta la chaise.) Sauver davantage, si vous préférez.
Il s'apprêtait à sortir.
— Mon laser ? interrogea Audham.
— C'est toujours Ryline qui le garde.
— Et vous, vous gardez Ryline, c'est cela ?
Il avait la main sur la poignée de la porte, mais il ne semblait pas pressé de l'ouvrir.
— Non, elle ne le tolérerait pas. (Il se retourna vers Audh.) Vous avez encore pas mal de choses à apprendre. Beaucoup de Mytans ont développé un sens qui leur donne une conscience assez précise des investigations mystes. Ils n'y peuvent rien, mais ils savent ce que nous faisons quand cela les touche. Comme tous les nones, Ryline est ainsi.
— Alors, pour conserver sa confiance, vous ne fouillez pas son esprit.
— La confiance inclut une notion de réciprocité, Audham En-Tha. Ryline est venue d'elle-même me dire qu'elle possédait une arme extra-mytane. Elle voulait connaître mon avis quant à l'opportunité de vous la restituer…
— Et vous n'étiez pas très pour.
— Je suis tout à fait contre, et je ne veux pas m'en expliquer. Ceci dit, je pense qu'elle vous la rendra tout de même. Passez chez Sastiss demain, mais s'il vous plaît, ne l'importunez pas avec tout cela.
— Ryline ?
— Sastiss. Il fait déjà beaucoup pour de nombreuses causes, et il croit le faire à mon insu ; du moins il pense que je n'en veux surtout rien savoir. (Cette fois, il ouvrit la porte et en franchit le seuil.) J'ai créé un lien entre votre conscient et mon esprit très différent de ce que vous pensez. Il existe même quand je dors. Je vais le maintenir, car je crains de pouvoir encore vous être utile, mais ne croyez pas qu'il s'agisse d'un contrôle ou d'espionnage. Je ne perçois que ce que vous pensez sciemment.
— Cela inclut aussi mes raisonnements !
— Je ne vous dirai pas que j'en suis désolé, votre perception des choses est souvent fort enrichissante.
Et sur une courbette insolente, il referma la porte derrière lui.
*
Audham laissa filer une bonne heure, puis elle se releva pour sortir du castel et traverser le village. Elle avait une requête à présenter à Fyrh Afira Fahr, une requête que Lodh aurait qualifiée d'un nombre conséquent de noms d'oiseaux.